Thibaut Dervaux et Paschal Adans, compositeurs sur le jeu Asfalia Fear.

« Quand l’on commence à travailler dans le jeu vidéo et que l’on découvre la musique interactive, on veut en mettre partout et tout le temps alors que ce n’est pas toujours nécessaire »

Alors qu’ils se sont rencontrés en formation sur les bancs de l’IMEP à Namur, Thibaut Dervaux et Paschal Adans ont lancé leur entreprise Carte Son. Depuis le duo fait équipe dans le travail en plus d’être enseignants à l’HEAJ et à l’IMEP. Ils partagent les mêmes centres d’intérêts : la musique et la technologie, et surtout, les jeux vidéo. Avec leur parcours personnel et professionnel, leur histoire singulière s’inscrit dans la grande histoire de la Video Game Music, encore très peu documentée en Belgique francophone alors qu’elle gagne en légitimité dans les milieux académiques, même si le mouvement reste lent. Rencontre autour de la bande originale d’Asfalia® Fear : Panique au Manoir, jeu développé par Funtomata Studio (janvier 2025).

Propos recueillis par Manon Thomas

Manon Thomas : Quel a été votre parcours musical ? Votre premier contact avec la VGM? Vos influences ? et pourquoi la VGM ?

Thibaut Dervaux : « J’ai commencé la musique comme énormément de gens, enfant. J’avais huit ans et on m’a mis au solfège et quand on était à l’école, on avait souvent des cours à l’académie [ndlr : de Mouscron]. J’ai commencé par là en faisant du solfège et du piano qui était mon premier instrument. Le monde de la musique et plus particulièrement la part créatrice de la musique, m’est arrivé grâce au film qui est L’Etrange Noël de Mr Jack, que j’ai toujours adoré. Quand j’étais petit ce film m’a terrifié et en grandissant j’ai commencé à l’apprécier et, vu que je commençais à apprendre la musique, la question que je m’étais posée était : comment ça marche ? J’adore cette musique et je veux savoir pourquoi, comment on génère des émotions, etc. On ne peut pas prendre de cours de compositions quand on a dix ans donc j’ai d’abord fait le solfège et le piano durant mes années d’académie. A 18 ans, au moment du choix de mes études supérieures, je n’avais pas du tout pensé d’abord à la musique. Je pensais que cela allait rester un hobby, une passion. Et puis, je m’étais renseigné sur le Conservatoire royal de Liège en regardant la grille de cours. Quand j’ai vu que les cours n’étaient qu’en rapport avec la musique et que durant mes humanités je me désintéressais légèrement des matières générales et, sans études qui me bottaient… je m’étais dit : ‘faisons cela, faisons de la musique’ et je ne l’ai jamais regretté. Cela a plutôt commencé avant la musique de film. Danny Elfman est ma plus grande influence, carrément. C’est vraiment le compositeur de l’Etrange Noël de Mr Jack [ndlr : plus précisément Bienvenue à Halloween, (VF)], entre autres bien sûr, [M.T. : et des Simspon] qui est souvent associé à Tim Burton. Son style me plaît énormément et je pense qu’il m’a beaucoup plus influencé que je ne le pensais. Encore aujourd’hui, il y a encore des réflexes que j’ai qui viennent de mes longues heures d’écoute de Danny Elfman ». M.T. : « On le sent notamment dans les compositions pour Asfalia® Fear avec Overview 1 et Overview 2 ». T.D. : « Oui tout à fait, j’ai effectivement gardé cela en tête, c’était très conscient. Je joue aux jeux vidéo depuis que j’ai six ans, mais pour la musique de jeux vidéo, c’est arrivé plus tard étrangement. C’est la découverte de certains jeux indépendants dont l’univers musical m’a particulièrement parlé et qui m’ont fait me dire : ‘mais en fait, c’est cela que je veux faire’, comme le jeu Undertale [Toby Fox, 2015] dont je suis un énorme fan. Niveau musique, je me suis dit ‘ah ouais, trop bien’. Au début, je voulais faire de la musique de film et j’ai fini par me tourner vers celle des jeux vidéo ».

M.T. : Cela me fait penser à ce que disait Olivier Derivière, en 2018, que dans la musique de jeu vidéo, il y a plus de liberté que dans celle cinématographique parce qu’on connaît moins donc on laisse plus de liberté pour tout ce qui est créatif et langage musical ? Partages-tu cet avis ?

T.D. « Je suis complétement d’accord et en plus, on l’a senti avec Paschal du coup, on a un peu travaillé dans le film. Très souvent, alors que dans le jeu vidéo, on est plus vite intégré à l’équipe dès le départ, là où on a plus l’impression de remplir une commande dans le film en fait ».

M.T. : « C’est intéressant ce que tu dis, c’est totalement l’inverse de ce que déclarait Olivier Derivière justement, lors d’une conférence d’Audiokinetic à Los Angeles en 2018 : en caricaturant, l’idée était de dire que pour les développeurs, les compositeurs étaient des fournisseurs de fichiers wav ».

T.D. : « Ok, on a peut-être un peu de chance alors [rires] mais cela nous est moins arrivé. Il faut dire aussi qu’on a bossé que pour des petits studios indépendants donc il y a peut-être un côté un peu plus artisanal avec plus d’échanges que dans les gros studios comme Ubisoft avec lesquels il a bossé, ça c’est clair ».

M.T. : Et toi, Paschal, quel a été ton parcours ?

Paschal Adans : « Oula. Il va falloir remonter loin. Alors 1986, j’ai eu très tôt des contacts avec la musique. C’est très drôle parce que j’allais faire de la ‘rythmique et mouvement’ et du ‘pré-solfège’ dans les locaux de l’IMEP (Institut Royal Supérieur de Musique et de Pédagogie). Cette école de diplômés de pédagogie musicale et les étudiants proposaient des ateliers pour les enfants les week-ends et les mercredis. C’est comme ça que j’ai commencé et mon histoire est très liée à cette école parce qu’à quatre ans, j’étais déjà dans ces locaux. J’ai fait aussi l’académie que l’on appelait le Conservatoire de Jambes mais qui n’est pas un vrai conservatoire [ndlr : c’est un titre honorifique], où j’ai fait le solfège, de longues années de flûte traversière, piano, un peu d’écriture et encore les arts de la scène comme le théâtre et la déclamation… pareil où j’ai passé énormément de temps. J’ai fait aussi du chant choral pendant de longues années et j’ai fait vraiment beaucoup de choses durant ma jeunesse, pour revenir une première fois à l’IMEP en tant qu’étudiant en pédagogie musicale. Donc, j’ai fait mon AESI [ndlr : cursus, ancien régendat] en trois ans qui est une agrégation du cycle inférieur. En gros pour être professeur de premier cycle c’est-à-dire professeur de flûte à bec [rires]. Cela ferait enrager mes profs s’ils entendaient cela parce que c’est ce qui résonne le plus à l’oreille des gens malheureusement, mais on a tout appris sauf cela en fait ».

P.A. : « Je n’avais jamais enseigné au final et j’avais continué ma vie dans l’édition musicale et dans studios, mais j’avais mis la musique beaucoup de côté. Puis, j’ai repris, très fort sur le tard, à 35 ans, des études à l’IMEP de nouveau, en composition assistée par ordinateur, en informatique musicale, les mêmes que Thibaut [Dervaux]. Par contre, moi je n’ai fait que le bachelier et entamé le master sans le terminer, parce que justement, on a lancé Carte Son en même temps. On a commencé à très vite travailler, à faire des petits trucs et je me suis dit que je ne devais pas aller spécialement plus loin et que c’était plus important pour moi de travailler ».

M.T. : Et qu’est-ce qui t’a amené dans la musique du jeu vidéo ?

P.A. : « Parce que je suis un gros joueur aussi, je passe vraiment beaucoup de temps dans les jeux vidéo, plus qu’au cinéma ou quoique soit d’autre d’ailleurs. C’était vraiment un objectif. C’était de composer pour un jeu vidéo assez rapidement, sans trop savoir comment rentrer dedans, en travaillant ensemble Thibaut et moi. C’est vraiment parce qu’on a fait une rencontre un jour au KIKK Festival, un salon des arts numériques, en gros. C’est là qu’on a rencontré l’équipe de développement du jeu AgriLife (AgriLife Team, 2022) et en discutant, on s’est dit qu’on travaillerait bien ensemble et c’était notre premier contrat dans le jeu vidéo. On a commencé à travailler il y a cinq ans, parce que les temps de production d’un jeu sont longs, mais le jeu en lui-même est sorti il y a trois ans et on a travaillé dessus pendant un an ».

M.T. : Quels sont les défis que vous avez rencontrés en composant la BO d’Asfalia® Fear ?

P.A. : « Dans les défis, c’est de se comprendre avec les premiers morceaux sur le début [de la collaboration]. Je vais même remonter à Asfalia® Anger, le premier où on avait juste une seule track. Cela avait été très compliqué parce qu’on était organisé très différemment. On avait plusieurs attentes et chacun donnait son avis, la manière dont devait être la musique et nous avions notre idée aussi. Les avis n’étaient pas forcément convergents et finalement, quand on a été recontacté sur Asfalia® Fear […] pour la musique de la démo. Elle contenait le mini-jeu du vaisseau spatial [Ghost Invaders écrite en chiptune en 16-bits avec les logiciels actuels]. Là, pareil, on nous donnait beaucoup de références de style, de choses qui n’était pas forcément …, la communication était compliquée. Quand Jean-Go[bert de Coster, chef développeur et producteur d’Asfalia®] a repris, presque tout seul, la partie artistique, concernant la musique, on a eu plus de liberté ».

M.T : La partie artistique, veux-tu dire la direction artistique ?

P.A. : « Oui, c’est-à-dire […] on était libre de proposer, il donnait ses avis. Là où, au début, cela ne fonctionnait qu’à beaucoup d’influences et parfois contradictoires, autant après, cela a été plus de lâcher prise : ‘Proposez et on verra avec cela’ et cela s’est très bien passé ».

T.D. : « Cela a vraiment été en s’améliorant, il y a eu beaucoup d’écoute par la suite, je dirais. Avec Jean-Go[bert], j’avais des réunions régulières pour parler de ce que j’avais fait, tout ça. De plus en plus, ça devenait une discussion plutôt qu’avoir un chef qui me disait ce qu’il voulait. Cela a été très agréable de bosser avec lui. Il disait par exemple : « bah, je trouve qu’à ce moment-là, je n’aurais pas mis cet instrument-là, qu’est-ce que tu en penses ? ». C’était plutôt ça. Soit, je lui disais qu’il avait raison et j’essayais autre chose, soit je défendais le truc en argumentant pour le convaincre. Il me disait ‘ maintenant que j’ai ton explication, c’est bien comme ça ‘».

M.T. : Avez-vous discuté d’une éventuelle « transmission de flambeau » entre l’opus Anger et l’opus Fear pour la continuité dans la composition, avec Lukas Piel ?

T.D. : « Si c’est le cas, c’est plus une décision de mon côté. On n’a pas eu de rendez-vous avec Lukas où il disait comment faire. J’ai essayé de rester dans des intentions et des choix instrumentaux qui restaient similaires avec le premier, même si on entend la patte des deux compositeurs […]. Jean-Gobert de Coster m’a demandé d’utiliser le thème, ce qui est parfaitement normal, de Charlie [qui est repris dans le générique de fin]. Vraiment, la mélodie utilisée pour le thème principal a été composé par Lukas et je me la suis réappropriée.

M.T : Pourquoi avoir introduit des jingles dans l’OST d’Asfalia® Fear alors qu’il n’y en avait pas dans Asfalia® Anger ?

T.D : « Ce n’est pas notre choix [rires]. Les jingles, c’est-à-dire les tout petits événements musicaux qu’il y a de temps en temps ont été ajoutés sur la fin. C’est Jean-Gobert qui a demandé d’avoir un plus par rapport à la musique de fond. C’est une des toutes dernières choses que j’ai dû faire et je trouvais l’idée pas trop mal. Il me semble que Demute Studio [responsable du sound design sur le jeu] se chargeait de ces jingles. Comme par exemple, dans le mini-jeu où il faut reconstruire la statue [funéraire] de Muffin, le chat. A la suite de cela, on s’était dit Paschal et moi que ce serait plus cohérent que ce soit ceux qui fassent la musique qui fassent les jingles aussi. Certains jingles de chez Demute Studio ont été gardés aussi par choix du producteur ».

© Funtomata Studio Asfalia®Anger (2023) – Motif musical sur la paroi d’un mur de pierre.

M.T. : Utilisez-vous le middleware Wwise ?

T.D. : « De moins en moins … quand on a l’occasion de pouvoir l’utiliser, Paschal et moi sommes ravis. Cela fonctionne extrêmement bien et c’est très confortable, etc. Malheureusement, on se rend assez vite compte, que parfois, assez souvent d’ailleurs les développeurs préfèrent soit faire leur intégration eux-mêmes, soit préfèrent l’évolution des moteurs [de jeu]. On pense à Unreal notamment, qui a un système qui s’appelle Metasounds. Il ne fait pas exactement la même chose, mais on peut arriver directement au même résultat qu’avec Wwise. Je commence à me rendre compte qu’il commence à perdre de son « intérêt » au fur-et-à-mesure des années, ce qui me désole d’ailleurs [rires] ».

M.T. : Comment vous cordonnez-vous avec le programmeur Thomas Finet et Jean-Gobert de Coster pour implémenter la musique dans le moteur de jeu pour Asfalia ? Cette procédure a-t-elle des influences sur votre manière de composer la musique ?

T.D. :« On n’a pas utilisé Wwise pour Asfalia. A nouveau, je n’ai pas tellement interagi avec Thomas à une exception. Cela a plutôt été l’inverse tel que je l’ai ressenti : on me demandait des compos pour tels et tels moments, etc. Jean-Go[bert] me dirigeait quelques fois artistiquement s’il fallait une musique un peu plus longue ou tel instrument lors de discussions. Ensuite, je fournissais les fichiers audios et je n’avais plus de « nouvelles », c’est eux qui se chargeaient d’implémenter cette matière première. Je n’ai pas eu le cas, pour Asfalia en tout cas où j’ai dû changer la musique à cause d’un problème d’implémentation. Il n’y a pas eu d’impacts techniques pour nous. Pour Ghost Invaders, il avait été question que ce soit une musique qui soit une musique évolutive dans le sens où, en fonction de la progression du jeu, les instruments se rajouteraient. Ils ont fait le choix que ce ne soit plus le cas, mais qu’on ait une version complète plutôt vite, etc., cela dépend des studios, mais moi, cela ne pose pas de souci. Je suis engagé pour fournir de la matière, après ils en font ce qu’ils veulent jusqu’à une certaine limite, bien sûr. Je ne suis pas vexé pour cela, c’est leur boulot ».

« Ce qui était, à mon sens nécessaire. Moi, je préfère bosser avec cela pour avoir un minimum d’inspiration visuelle même si je sais qu’il y a des compositeurs qui ne préfèrent pas. Jean-Go a fait une réunion préparatoire avant de commencer quoi que ce soit, pour nous donner une ou deux directives : on sait que c’est un jeu pour enfant, avec un côté ‘cartoon irréaliste’. Ce ne sera pas du réalisme à fond et cela doit rester enchanteur, onirique ».

Thibaut Dervaux

M.T. : Beck Allen déclarait dans The Beep Book de Karen Collins et Chris Greening (2016), que: « vous ne pouvez pas aborder ce logiciel de manière linéaire, et vous devez l’aborder dans un état d’esprit interactif » (traduit de l’anglais), déjà en 1994 alors qu’elle travaillait chez Microsoft – début de la microinformatique. Elle parlait d’un programme informatique qui générait des progressions harmoniques. Que pensez-vous de cette posture aujourd’hui ? Comment infuse-t-elle dans votre processus créatif ?

T.D. : « L’interactivité est le point qui fait que la musique de jeu vidéo est de la musique de jeu vidéo, c’est que l’on peut, sans y être obligé, faire ce qu’on appelle la musique interactive, adaptative, interactive, etc., les gens utilisent des termes différents pour dire la même chose. La grande différence, c’est que ce n’est pas linéaire. Dans un film, on va d’un point A à un point B. Le spectateur va regarder le truc sans aucune incidence. Il prend le film avec ce qu’il se passe en synchro et c’est comme cela. Nous, dans le jeu vidéo, on peut très bien avoir un joueur qui va finir le jeu en douze minutes, un autre qui va prendre six heures. On ne pas prévoir qu’elles sont les capacités ou même les envies du joueur, et on doit penser à toutes ces personnes-là, en fait. On doit se dire, par exemple, typiquement pour Infinite Forest dans Asfalia, il a fallu se poser la question en se demandant : combien de temps vont mettre, en moyenne, les joueurs pour savoir quelle durée doit avoir notre musique, pour être certain qu’un maximum d’entre eux entende cette fameuse musique qui est adaptative et qui évolue pendant qu’on traverse la forêt ».

M.T. : Il y a l’auteur Chance Thomas qui conceptualise cela par ‘une mise à l’échelle du temps’, c’est-à-dire qu’il y a un temps effectif, comme tu le dis, on ne sait pas combien de temps ça va prendre à la joueuse de réussir l’action et c’est aussi pour cela que la musique est implémentée en loop [en boucle] ». P.A. : « et encore pas toujours. Pour infinite Forest, ce n’est pas une vraie loop ». [Ndlr : il s’agit d’un enchaînement de trois versions avec un leitmotiv musical commun donnant une illusion de loop alors qu’il s’agit plus d’une progression narrative par la musique].

M.T. : Je me permets de rebondir sur les autres compositions qui sont de nature d’underscoring ou d’ambiance, où la musique est implémentée en loop et la musique suit une logique narrative linéaire. Je m’avance en disant qu’Asfalia®Fear est tout de même un ‘jeu-conte’ qui a d’abord été pensé comme une histoire, comme un ‘film’. Il y a moins cette idée d’interactivité même si bien sûr, elle est présente. Dès lors, quelle a été votre posture créatrice pour composer pour le nouvel Asfalia ?

T.D. : « Oui, il y a eu beaucoup plus de musiques non-interactives que de musiques interactives dans Asfalia. C’est presque un film interactif Asfalia, d’une certaine manière. C’est une fable qu’on suit presque. A part, la forêt infinie, il n’y a pas tellement de musiques interactives. Dans ce cas-là, et je le dis souvent à mes étudiants [de] l’IMEP, justement. Pour leur apprendre comment faire de la musique interactive. Il y a un ‘danger’ quand l’on commence à travailler dans le jeu vidéo et que l’on découvre la musique interactive, parce que c’est génial [rires], c’est que l’on veut en mettre partout et tout le temps alors que ce n’est pas toujours nécessaire [ndlr : conseil qu’il avait lui-même reçu lors de son arrivée pour son stage chez Demute Studio]. C’est le cas d’Asfalia. Une musique non-interactive n’a pas forcément moins de valeur qu’une musique interactive, c’est juste que l’objectif n’est pas le même du tout. Il n’y a pas de jugement à faire là-dessous. Asfalia a été pensé comme des tableaux en parlant des niveaux du jeu. On peut vraiment parler de scène avec une identité musicale ».

Photomontage M.T/© Funtomata Studio – Transition sonorisée par du sound design (orage) entre deux musiques, déclenchée par une (inter)action. Charlie : « Ah ! On non, l’orage a dû leur faire peur. Je dois les retrouver ! ».

M.T. : Avez-vous eu accès au contenu du jeu en primeur ? Comment avez-vous fait pour travailler sur le projet et trouver l’inspiration ?

P.A. : « À la base, on a eu que des captures d’écran des zones en construction et des concept art en fait, des zones, puisqu’ici les musiques étaient essentiellement [pensées] par zones. On n’avait pas de synopsis, car on a été tenu dans le secret pour cela, sauf par des cas bien précis pour l’Ombre par exemple ou pour la forêt de nouveau, on savait quel allait être le déroulement. Jean-Gobert voulait une ambiance qui évolue justement, qui devienne de plus en plus sombre et de plus en plus chaotique. C’étaient des informations que l’on a eues en amont, et c’est pour cela qu’on l’a composée de cette manière-là ».

T.D. : « Ce qui était, à mon sens nécessaire. Moi, je préfère bosser avec cela pour avoir un minimum d’inspiration visuelle même si je sais qu’il y a des compositeurs qui ne préfèrent pas. Jean-Go a fait une réunion préparatoire avant de commencer quoi que ce soit, pour nous donner une ou deux directives : on sait que c’est un jeu pour enfant, avec un côté ‘cartoon irréaliste’. Ce ne sera pas du réalisme à fond et cela doit rester enchanteur, onirique. C’est lors de cette réunion où il a dit qu’on pouvait s’inspirer du travail de Danny Elfman. Bon c’est là, où j’ai levé les bras en l’air évidemment. Mise à part ces infos-là, on a eu globalement carte blanche et on a demandé les captures d’écran ».

M.T. : Pour l’instrumentation non-occidentale que tu as utilisée, le duduk pour le thème Shadow et pour Frozen Garden, notamment, as-tu dû faire beaucoup de recherches ? Quel élément te décide-t-il à choisir un instrument plutôt qu’un autre ?

T.D. : « Alors oui, c’est un instrument que j’aime beaucoup et je l’ai associé au thème de l’Ombre en général. Je n’ai pas fait beaucoup de recherches parce que c’est un instrument que l’on appelle plus ‘cliché’ [rires]. Il est très utilisé dans les jeux vidéo pour les niveaux désertiques par exemple. Il y a un côté très mystérieux. Cela fait penser à un serpent qui se lèvent comme ça, avec les fakirs qui jouent, il y a un côté qu’on associe au mystère de manière générale. Au moment où j’ai dû composer le thème de Shadow, il a fallu réfléchir aux instruments, aux harmonies. Souvent je démarre avec une mélodie et une harmonie qui me viennent un peu dans le même temps. J’ai besoin de m’imprégner pour nourrir mon imaginaire et mon inconscient. L’idée vient ‘me tomber dessus’ et je me dis ‘ah tiens, ça, c’est pas mal’. Je fais souvent un premier jet de la mélodie et de l’harmonie, ensuite je l’intellectualise et je modifie. C’est très instinctif au départ et puis j’intellectualise. Normalement, l’instrumentation vient après mais ici, c’était plutôt une évidence pour le duduk puisqu’on ne sait pas qui est l’Ombre, c’est un mystère qui est caché ».

M.T. : On arrive à la fin de cette discussion, avez-vous quelque chose à rajouter ? 

T.D. : « Non, cela couvrait pas mal de choses, c’est cool ».

Extrait du clip "Si j'étais un homme"

Les violences à l’égard des femmes en chansons : tantôt banalisées, tantôt dénoncées

En ce 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, nous nous sommes penchées sur la question de la violence faite aux femmes dans les chansons francophones. Pour cette analyse, nous avons égrainé trois textes écrits et composés à des époques différentes : Requiem four un fou, Si j’étais un homme, N’insiste pas.

Requiem pour un fou : chronique imaginaire d’un féminicide

C’est un des plus grands hits du défunt chanteur, avec une hausse des ventes de 500,000
exemplaires rien qu’en 2017, année de sa disparition. Sorti en 1976 sur l’album Derrière l’amour,
ce titre est encore très apprécié du grand public, notamment en France. Depuis début novembre,
David Hallyday, fils de l’artiste, fait la promotion de son nouvel album dont le titre est homonyme à la chanson de 1976. Cet album titre et ladite chanson sont actuellement dénoncés par un collectif féministe, rapporte la Voix du Nord, estimant que Requiem pour un fou « poétise le féminicide ». Cet évènement en rappelle un autre dans l’émission du 25 octobre 2021 de N’oubliez pas les paroles qui avait déjà suscité le débat autour de cette chanson.


Quelle histoire ces paroles racontent-elles ? Comme l’explique Jean-William Thoury dans son
Dictionnaire des chansons de Johnny Hallyday (2002) : «[Gilles Thibaut, ndlr : l’auteur], eut l’idée
de cet étrange requiem pour un homme acculé par les forces de l’ordre. Fou d’amour il a tué sa
femme afin de la garder. Au petit matin, le forcené sait qu’il va être abattu : il meurt d’amour ! ». Intention qui se révèle à la fin du premier couplet :

« Je l’aimais tant que pour la garder je l’ai
tuée ;
Pour qu’un grand amour vive toujours.

Il faut qu’il meure qu’il meure d’amour » et qui se répétera comme dernière phrase du morceau :
« Je l’aimais tant que pour la garder je l’ai tuée ;
Je ne suis qu’un fou, un fou d’amour;
Un pauvre fou qui meurt ;
Qui meurt d’amour ».

Gilles Thibaut

Justifiant son acte criminel par sa folie sous prétexte d’amour et de possession. Dans sa chronique Ces chansons qui font l’actu sur France Inter, Bertrand Dicale conclut que « le pire poison de la violence faite aux femmes, c’est que les hommes violents soient considérés comme des victimes de l’amour et donc des femmes. Mais cela fait parfois des chansons émouvantes ». Musicalement, cette dernière phrase du chant est construite sur un mélisme (ndlr : syllabe tenue sur plusieurs notes) qui est rendu possible par le point d’orgue (note tenue sur une durée variable et aléatoire) sur le plan rythmique. Était-ce voulu par le compositeur Gérard Layani ? Provoquant une tension mélodique et harmonique avant la fin du morceau. Cette tension est résolue par la fin de phrase musicale et celle du chant, supposé être l’exécution de l’homme pourchassé par la police.

Une performance emblématique au Stade de France

Préformée avec Lara Fabian et enregistrée sur l’album Johnny Hallyday Stade de France 98, cette
version reprend Requiem pour un fou de manière orchestrale et avec beaucoup de puissance vocale entre les deux artistes. Il y a une introduction avec un chœur avant le premier couplet. Cette partie musicale n’est pas sans rappeler la fonction première d’un requiem [ndlr : de la phrase latine « requiem aeternam dona eis » pour « donne-lui/leur le repos éternel ». Provenant du nominatif de requies ; repos.]. Il puise son origine dans la liturgie chrétienne. Le requiem est la mise en musique, en plusieurs parties, de la messe d’une personne décédée.

Dans la version originale de Requiem pour un fou, ce requiem est dédié l’homme qui a tué et non à sa victime. Avec ce binôme, cette distinction n’est pas claire puisqu’à la fin du deuxième couplet,
Lara Fabian chante : « Si vous me laissez cette nuit ; À l’aube je vous donnerai ma vie ; A quoi me
servirait ma vie sans lui. Lara Fabian parle également au féminin : « Je vais ouvrir grand les volets ; Crevez-moi le cœur je suis prête; Je veux m’endormir pour toujours [ndlr : pour toujours ; au lieu de près d’elle dans la version originale]. Johnny Hallyday et Lara Fabian se répondent en écho : « Je ne suis qu’un fou ; Tu n’es qu’un fou ; Un fou d’amour ; Oh d’amour : Qui meurt d’amour ». Ce « tu » laisse entendre que sa victime lui réponde avant d’enchaîner sur le point d’orgue musical.


Si j’étais un homme : l’effet miroir des violences de genre

Chilla est le pseudonyme scénique de Maréva Ranarivelo qui est une rappeuse franco-malgache.
Elle est active sur la scène rap francophone et violoniste de formation au Conservatoire d’Annecy
en Suisse. C’est en novembre 2017, en pleine effervescence du mouvement #MeToo à la suite de
l’affaire Weinstein, que l’interprète et auteure sort son premier album Karma sur lequel figure Si
j’étais un homme, à l’âge de 23 ans. Son album comporte d’autres textes engagés contre le sexisme et la violence conjugale.

La musique comme réponse à la critique

Pourtant, Chilla ne se définit pas comme féministe mais humaniste, elle a expliqué à Laurent
Ruquier dans #ONPC en 2018 : « Mon intention à la base, c’est de faire de la musique et d’écrire
sur des choses qui me concernent et qui me touchent. Je n’ai pas la prétention d’être le porte-parole de qui que ce soit
». Face aux critiques virulentes reçues sur le net, Chilla ne pouvait pas se résoudre à les ignorer. Elle a décidé d’y répondre en musique et dans son écriture. Des compositions telles que Si j’étais un homme sont mises en image par le producteur Tefa (La Clinique, Kery James, Fianso) et chorégraphiée par Sabrina Lontis. Dans une interview de Konbini en 2019, elle a mesuré la chance d’avoir travaillé avec un tel producteur et d’avoir été bien entourée: « Non, bizarrement, je me sens très entourée […] et pas trop seule [ndlr : dans le milieu du rap] et puis il y a vraiment plus de femmes que l’on imagine. Je pense juste qu’il y en a plein qui décide de les ignorer ».

« Si j’étais un homme, si on inversait les rôles; Je soulèverai ta robe, garderais-tu le contrôle ? »

Avec des paroles explicites sur la gradation de la violence ancrée dans un rythme carré, en place sur les tempi, quand celle-ci explose : « Moi, je regarderai le foot; Toi tu feras la vaisselle; Je t’enverrai bien te faire foutre quand tu me feras une scène ». Des paroles qui dépeignent, tout au long de la chanson, les nombreuses violences physiques, émotionnelles, financières et sexuelles que peut subir une femme dans un couple hétéronormé. Par exemple : « Je te ferai des promesses que je ne saurai tenir; Te couvrirais de coups juste pour te retenir ». Via l’écriture, Chilla renverse les rôles pour susciter une prise de conscience, un choc, une réaction ? « Si j’étais un homme, si on inversait les rôles; Je soulèverai ta robe, garderais-tu le contrôle ? » Le dernier couplet dresse un portrait davantage flatteur de certains hommes aux rôles archétypes masculins comme le père, le frère, tout en concluant que le personnage féminin ou Chilla elle-même, ne l’est pas. La dynamique verbale sort de la confrontation qui a animé le début texte: « Aveuglée, j’ai oublié celui qui prend soin de sa mère; Je retiens celui qui se conduit comme un gentleman; Il y a des hommes de valeur, de cœur, des hommes fiers; L’ami, le bon mari, le frère et le père». Donnant l’interprétation de la conclusion ouverte à l’auditeur et de l’auditrice.

Imaginée par Coolax, la ligne mélodique signe l’identité musicale tout au long du morceau
(introduction, refrains, conclusion). Elle est supportée par une harmonie et un accompagnement
également carrés, c-est-à-dire attendus par rapport à l’écriture musicale tonale. Ceci est
caractéristique du genre musical qu’est le rap, comme le texte doit être mis en avant.


N’insiste pas : la force dire stop face à la violence et à l’emprise

Cette chanson piano-voix composée en mode mineur, par Yaacov & Meir Salah et écrite par
Camille Lellouche, elle-même victime de violences conjugales. Le clip officiel et l’enregistrement
audio proviennent la même source sonore. On peut voir et ressentir que la chanteuse est prise par l’émotion et les pleurs rien qu’à l’évocation du titre, avant de commencer à chanter. Le titre a été édité sur l’album A sorti en 2021 alors que l’enregistrement du clip a été réalisé en octobre 2020. Il est introduit par un extrait rédigé par le poète latin Tibulle dans le recueil Elégie I, 10. Cette citation parle d’une scène de violence envers une femme, envers Vénus, déesse de toutes les femmes :

Capture d’écran – Youtube

« Mais alors s’allument les guerres de Vénus, et la femme éclate en plaintes contre celui qui lui a arraché les cheveux et brisé sa porte. Les pleurs arrosent ses tendres joues meurtries; mais le vainqueur lui-même pleure du beau triomphe de ses mains démentes ».

(Trad., remacle.org/)


Camille Lellouche raconte l’emprise de laquelle elle s’est libérée, non sans blessures. Elle y raconte
les actes de violences et de manipulations psychologiques subies d’une ancienne relation et qui l’a détruite, probablement inspirés de son vécu personnel :

« N’insiste pas;
Tout est terminé;
Tu m’as juré;
Tu m’as cassé la gueule;
T’as dit qu’tu m’aimais;
Tu m’as cassé la gueule;
Aujourd’hui, j’m’en vais;
J’pense à ma gueule;
N’insiste pas;
C’est c’que tu m’disais tous les jours;
C’que j’voulais, c’était ton amour;
N’insiste pas quand je t’empêche;
De poser tes mains sales sur moi;
N’insiste pas, t’es dangereux;
Putain, tu cachais bien ton jeu;

N’insiste pas, c’est terminé».

Camille Lellouche
Le répertoire sur la thématique de plus en plus grand

D’autres artistes ont saisi la plume pour écrire sur la question des violences faites aux femmes :


Les féminicides tuent quotidiennement à travers le monde, dans une réalité qui dépasse la fiction.
Selon le blog stopfeminicide, 21 femmes ont perdu la vie sous les coups de leur ex-partenaire ou un membre de leur famille en 2024. Depuis 2021, la Belgique a été un des premiers pays à légiférer contre ce type de crime.

Vous êtes victime de violences ? Ligne d’écoute : 0800/300/30.

Législations : les exportations des pesticides interdits en UE

Chaque début d’année, les industries belges soumettent à l’Agence européenne des produits chimiques leurs projections d’exportation, ou leur quantité estimée, pour les substances actives reprises dans la législation européenne. Chaque fin d’année, le SPF Santé Publique compile les quantités réellement exportées pour la Belgique.

Au niveau européen, les conventions contraignantes de Bâle-Rotterdam-Stockholm (BRS) réglementent plusieurs domaines dans la productions et l’utilisation de produits chimiques en général. Les pays signataires de la Convention de Rotterdam s’obligent à fournir des informations sur les caractéristiques des produits chimiques importés. Ils autorisent ou non les importations pour mieux contrôler l’utilisation de ces produits. La mise en œuvre de la Convention de Rotterdam passe par le règlement UE 649/2012 relatif aux exportations et importations de produits chimiques dangereux. Suivant celle-ci, 207 pesticides [ndlr : listés à l’annexe 1] sont interdits dans l’Union Européenne. Pour la mise en œuvre, c’est l’European CHemicals Agency qui centralise les notifications d’exportation des États membres. Après avoir obtenu « le consentement préalable informé », les notifications PIC (Prior Informed Consent) ou notifications d’exportation permettent de valider l’envoi de produits interdits en dehors de l’Union Européenne. La traçabilité de 207 produits phytopharmaceutiques (PPP) est assurée. L’annexe du règlement actualisée annuellement, mais elle est peu représentative de l’ensemble des produits chimiques non répertoriés qui circulent à travers le monde.

Ce processus s’inscrit dans la réglementation du Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of CHemical substances. Son but : « protéger la santé humaine et l’environnement contre les risques liés aux substances chimiques, tout en favorisant la compétitivité de l’industrie chimique de l’UE. Il promeut également des méthodes alternatives pour l’évaluation des dangers des substances afin de réduire le nombre d’essais sur les animaux ». 

Manon THOMAS


→ Dossier | L’export ban : la fin de l’effet boomerang ?

« Nous sommes dans un plaidoyer de dialogue plutôt que de confrontation » 

INTERVIEW | Jonas Jaccard, chargé de plaidoyer pour SOS FAIM. L’ONG a participé au Conseil d’avis demandé par Zakia Khattabi sur l’arrêté royal « Export ban ».
Propos recueillis par Manon THOMAS, Célestin OBAMA, Emerence NAÔMÉ, publié le 28 avril 2023, modifié le 2 mai 2023.
Jonas Jaccard, chargé de plaidoyer pour SOS FAIM
Jonas Jaccard, chargé de plaidoyer pour SOS FAIM

Manon THOMAS : Qu’allez-vous faire si vos revendications ne sont pas entendues par le fédéral ?

Jonas JACCARD : Notre plaidoyer a un objectif : cesser ces exportations de pesticides interdits depuis la Belgique. Le cabinet de la ministre Khattabi avec le SPF Économie ont estimé que tous les produits concernés seraient moins de 5% du volume de la production belge. Nous sommes plutôt dans un plaidoyer de dialogue, de négociations plutôt que de confrontation. On reste assez positifs sur cette négociation. On a déjà un soutien de la part de la société civile, puisqu’on a une pétition avec près de 8000 signatures. Le vote de cette loi en Belgique est hyper important pour que la Commission européenne embraye et fasse une proposition.

M.T. : La loi « EGAlim » est pionnière en France avec ses failles. Quelle serait votre analyse pour améliorer le processus quant à l’export ban en Belgique ?

J.J. : Effectivement, il y a des failles [ndlr : les exportations de substances actives sont autorisées et plus les produits finis] qui ont été observées. Malgré les failles du dispositif en France, on a observé entre 2021 et 2022 que les exportations ont été divisées par 4. Même si le dispositif est défaillant, incomplet, imparfait, en tout cas il fonctionne. L’avantage qu’on a : on a appris de nos erreurs avec la première tentative en France. La ministre de l’Environnement [a pris] en compte ces lacunes et donc du coup l’arrêté royal de la ministre est quand même un peu plus complet à ce niveau-là. Les ONG ont fait un travail disons en « sous-marins », elles ont réussi à glisser dans un article de la loi un arrêt d’exportation, ce qui effectivement fait grand bruit au moment donné où la loi a été votée. Les industriels ont bataillé un peu pour faire annuler cet article en argumentant du chantage à l’emploi, tout comme en Belgique, avec 2500 emplois menacés. Quatre organisations françaises ont déposé plainte ou fait un recours devant [la Haute] autorité pour la transparence pour lobby mensonger. Selon Médiapart, les chiffres avancés aurait été grossis. Après 3 ans de bataille, certains arrêts d’exportation ont quand même été votés [ndlr : la loi a été votée le 1/1/2022] et on verra ce qu’il en est pour ce lobby qui est mensonger.

« Les ONG ont fait un travail disons en « sous-marins », elles ont réussi à glisser dans un article de la loi un arrêt d’exportation [en France], ce qui effectivement fait grand bruit quand la loi a été votée. »

Jonas JACCARD

Célestin OBAMA: Qu’est-ce qui explique la dépendance aux pesticides ?

J.J. : C’est une question complexe entretenue par les firmes agrochimiques en faisant croire que l’agriculture ne peut pas se passer de leurs pesticides. C’est l’inverse, elles sont dépendantes de l’agriculture pour assurer leur profit. C’est la technique des cigarettiers, l’industrie tente de décrédibiliser certains scientifiques pour montrer que les recherches sont biaisées. Elle va essayer de publier des recherches alternatives pour montrer que les pesticides sont nécessaires à cette production agricole.

M.T. : Comment allez-vous aider les pays importateurs « clients » des entreprises belges à trouver des alternatives aux pesticides ?

J.J. : C’est important de souligner qu’on ne fait pas de plaidoyer dans des pays partenaires et importateur. On n’est pas dans une logique de substitution de dire : « Bon bah allez, on va vous expliquez comment vous devez élaborer vos politiques publiques et agricoles ». Nous on fait du plaidoyer à destination de la Belgique par rapport à ce que l’on sait : la Belgique exporte des produits qui ont des dommages collatéraux dans des pays du sud (des morts, des empoisonnements chroniques, etc.). Ce qu’on prévoit de faire, ce sont des renforcements de capacités et de stratégies de plaidoyer déjà élaborées, dans des pays où des organisations ont déjà identifié des problèmes liés à certains pesticides pour arriver, par exemple, à obtenir des compromis de la part de leurs gouvernements locaux. Notre partenaire au Pérou est très actif sur le plaidoyer. Depuis les années nonante, ils travaillent sur la question des pesticides pour demander une meilleure prise en compte des risques liés à l’utilisation des pesticides dans leur pays. Notre plaidoyer n’est pas non plus hors sol, il fait écho aussi à des plaidoyers qui existent déjà dans nos pays partenaires.

M.T. : Quels sont les impacts et comment sont-ils mesurés, de l’exposition aux pesticides sur les populations autochtones ?

J.J. : Tout ce qui est dégâts, c’est quand même difficile à comptabiliser. Au niveau mondial, une étude scientifique de 2020 estime à 385 millions d’intoxications annuelles (de travailleurs agricoles, d’agriculteurs, d’agricultrices, etc.) et 11 000 décès par an liés à l’utilisation des pesticides interdits et non-interdits, dont 99% arrivent dans des pays du Sud [ndlr : étude de BIM Public Health]. Pour les produits qui ont été interdits, c’est pour des raisons cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques. Ils sont perturbateurs endocriniens et ils causent des dommages irréversibles avec des doses infimes. Cela donne de l’iniquité. Il y a plein d’exemples qui montrent que les compagnies agrochimiques savent très bien les dommages que provoquent leurs produits […]. Dans le cas du paraquat, un pesticide créé dans les années 50 et qui est utilisé depuis les années 70. Il y a des « Syngenta leaks », des lanceurs d’alertes qui ont lancé sur la gravité de ce produit qui est mortel et la firme l’a caché délibérément. C’est vraiment la stratégie des cigarettiers.

M.T. : Quelles sont les alternatives possibles aux pesticides ?

J.J. : Mes connaissances à ce niveau-là vont forcément être ce qu’elles sont, c’est-à-dire celles d’ un mec blanc qui habite dans une capitale et qui ne peut pas parler pour les agriculteurs et les agricultrices. Ce qui est sûr c’est qu’il y a des alternatives qui existent. Avec nos partenaires avec lesquels on travaille, ils mettent en place des projets et des techniques, par exemple, liées à l’agroécologie. Ce sont plus que des techniques agricoles, c’est tout un concept, je dirais, un mode de vie, une nouvelle façon de concevoir les relations, les échanges marchands, etc. Le problème est l’iniquité des financements entre des multinationales de l’agrochimie par exemple, et des petits producteurs. Ces alternatives-là, elles existent mais il faut juste un peu plus les promouvoir.

M.T. : Que répondez-vous au discours qui dit que « sans preuve de nocivité des produits, il n’y a aucun danger » ?

J.J : Les industries en connaissent la toxicité parce qu’ils sont enregistrés et évalués par l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments. L’industrie joue sur certaines ambiguïtés. Celle entre danger et risque. L’un est les caractéristiques physico-chimiques de la molécule et l’autre, est le facteur d’exposition. Quand on dialogue avec l’industrie, elle va dire : « Ils ne se protègent pas assez et c’est pour ça qu’ils ont des risques liés aux pesticides ». L’entreprise ne prend pas sa responsabilité liée à la dangerosité du produit, elle la remet sur l’agriculteur.

« L’industrie joue sur certaines ambiguïtés, c’est entre danger et risque »

Jonas JACCARD

M.T. : Dans la loi européenne, les pays exportateurs sont censés accompagner les pays importateurs dans l’utilisation de leurs produits. Vous dites que ça ne se fait pas en réalité ?

J.J. : Dans la convention de Rotterdam, il est stipulé qu’il y a effectivement des notifications pour les exportations, donc le pays importateur doit donner son autorisation […] c’est-à-dire que théoriquement le pays a le droit de dire non. La convention est censée favoriser l’échange d’informations auprès des produits qui sont considérés comme dangereux. […] Les pays exportateurs, souvent les plus riches sont censé donner une aide et un appui financier pour favoriser le réseau d’informations et que le choix d’importer un produit soit fait en pleine conscience. Sur le terrain, il y a quand même un grave manque de ressources humaines dans des pays comme la République Démocratique du Congo, par exemple, où il y a deux-trois personnes dans le pays pour gérer l’ensemble des dossiers de demande d’importations de plusieurs centaines de pages. Des dossiers extrêmement compliqués qui ne sont pas forcément dans leur langue maternelle. Il y a vraiment une iniquité dans ce processus.

C.O : Comment les lobbys s’impliquent-ils au quotidien ?

J.J. : Dans la vraie vie, Syngenta est en compétition avec Bayer pour s’assurer des marchés. A Bruxelles, elles sont amies et regroupées sous des lobbys. En Belgique et au Luxembourg, ce sont Belplant et Essencia qui défendent de concert les intérêts des firmes agrochimiques […]. Pour cet arrêté royal, SOS FAIM a participé à un conseil d’avis, l’industrie était là pour faire valoir ses intérêts et défendre bec et ongles ce en quoi ils croient.

C.O, :  Ne défendez-vous pas vos intérêts pour avoir du financement ?

J.J. : Si on fait du travail de plaidoyer pour avoir plus de financement ? Absolument pas [rires]. Pour cet arrêté royal, on travaille avec la ministre de l’Environnement et un peu avec le ministre de l’Agriculture, aucun n’est notre ministre de tutelle. Par contre, nous faisons aussi valoir nos intérêts auprès de processus décisionnels. A la une nuance majeure et subtile qu’eux font du lobbying pour des intérêts privés, nous faisons du plaidoyer pour des intérêts de la société civile. Nous sommes rémunérés par de l’argent public.

M.T. : Avez-vous encore quelque chose à rajouter ?

J.J. : Cela pose juste question avec notre rapport à ça et les dégâts des pesticides sur l’environnement sont connus, reconnus en disant qu’il y a un consensus scientifique. Je trouve ça quand même assez déplorable qu’on en soit encore à batailler pour quelques petits produits alors qu’en fait il faudrait accélérer à vitesse grand V pour répondre aux enjeux dérogeant à la biodiversité.◘

Export de pesticides bannis : la Belgique veut étendre l’interdiction hors UE

Prochainement, Zakia Khattabi soumettra un projet d’arrêté royal sur l’interdiction d’exportation des pesticides hors de l’UE. Ce texte devra être validé par le Conseil des ministres et le Conseil d’État en vue d’une publication au Moniteur belge, espérée avant la fin de la législature fédérale de 2024.

La Belgique emboîtera-t-elle le pas à la France et légiférera-t-elle sur l’exportation des pesticides prohibés dans l’Union européenne ? Actuellement, le projet sur l’export ban est discuté en interne à la suite de l’avis favorable de la Commission européenne, le 2 mars 2023. Celui-ci doit être présenté devant le Conseil des ministres, mi-avril. Selon une source proche du Cabinet Khattabi, certaines modifications pourraient encore y être apportées. Différents organes de la société civile ont suggéré des propositions quant à ce projet d’arrêté royal repris dans un avis commun du 27 mars 2023.

Un plan bidirectionnel

« On espère que nos autres partenaires fédéraux seront favorables, sachant que les ministres de l’Économie et de la Santé le sont déjà. »

Le texte est validé

• Il est ensuite envoyé au Conseil d’État qui rend son commentaire le mois suivant
• Il est directement intégré à la version du projet ou non (en justifiant le pourquoi)
• Les ministres Zakia Khattabi (ECOLO) et Frank Vandenbroucke (Vooruit) cosignent l’arrêté royal pour publication au Moniteur belge.

L’échéance de l’entrée en vigueur de la loi fait toujours débat. Elle est annoncée à trois mois, la société civile en demande trois de plus et les industries quinze.

Le texte est refusé

 « Nous avons notifié le Conseil de l’Europe pour nous assurer que nous n’enfreignons pas à la directive européenne. »

L’étape ultime pour le Cabinet Khattabi sera d’interpeller la C.E. jugée « lente à réagir » par la société civile. En 2024, année électorale, la Belgique prendra aussi la présidence du Conseil européen. Une opportunité, selon les Verts, d’être pionnière dans le débat des exports, forte de son arrêt royal si ce dernier est amendé.

La notification PIC dans la ligne de mire

Le futur texte a pour but de stopper un commerce à deux vitesses. L’UE interdit la mise sur le marché de plusieurs pesticides et de substances actives, mais pas leur production ni l’exportation vers des pays importateurs. Ce commerce, bien légal, est jugé « éthiquement insupportable » selon la ministre de l’Environnement. L’arrêté vise la fin des notifications Prior Informed Consent ou l’envoi de produits interdits hors de l’UE.
Le SPF Santé Publique recense une vingtaine de pesticides exportés (sur les 207 prohibés en UE). Cette liste serait la référence pour l’arrêté royal avec des mises à jour de données, au minimum tous les deux ans.

M. THOMAS, E. NAÔMÉ.

Pictogrammes d'étiquetage des produits chimiques (nouvelle génération). © Antoine2K | Getty Images

L’export ban: la fin de l’effet boomerang ?

La Belgique deviendra-t-elle l’exemple dans l’interdiction d’exporter des pesticides dangereux ? C’est ce que défendent les Ministres fédéraux de L’Environnement et de la Santé via leur projet d’arrêté royal sur la fin de ces exportations légales hors UE.

Si l’utilisation dans l’UE est proscrite, l’exportation ne l’est pas. La société civile et les ONG appellent la Commission Européenne à statuer sur l’exportation à l’instar de la France, de l’Allemagne et maintenant, de la Belgique avant 2024. Les exportateurs s’y opposent, pour défendre leurs intérêts économiques et l’emploi : 477 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2020 des exportations de l’UE, 41 000 tonnes de la Belgique.

20 pesticides « belges » interdits de commercialisation en UE se retrouvent quand même dans nos assiettes, en plus d’impacter la santé des agriculteurs, de la faune et la flore à l’autre côté du globe. Les bananes que nous importons des Philippines, sont cultivées et aspergées de carbendazime, un fongicide toxique pour les poissons.

Découvrir le dossier [1], [2], [3]

Célestin OBAMA et Manon THOMAS | En collaboration avec l’Ecole de Journalisme de Louvain

Harald Franssen sort sa première BD sur la sécurité sociale belge

Harald Franssen est un auteur au cœur engagé et aux multiples réalisations. Quand quelque chose lui tient à cœur, il vous en parle avec conviction et avec un engagement presque viscéral. Pour lui, être Belge, c’est notamment bâtir une identité commune qui passe par la sécurité sociale. Ce papa et dessinateur a tenté ce pari de l’aborder dans sa première bande dessinée, intitulée Un coeur en commun  (ed. Delcourt, janvier 2020). Cette fiction historique est une oeuvre originale. Elle imbrique trois destins inspirés de l’Histoire, d’imaginaire et de vie. Retour sur l’origine de la BD et de sa sortie bousculée par la crise sanitaire du Coronavirus.

C’était quand cette première fois ? Celle où vous avez entendu parler de sécurité sociale ? Pour Harald Franssen, cette réflexion ne date pas d’hier et s’est nourrie au fil du temps avec des événements de vie. C’était d’abord avec sa première fiche de paie comme employé, nous explique-t-il : « j’étais assez déçu de mon salaire comme tout le monde et l’employeur m’avait clairement dit ‘mais tu sais, moi je paie beaucoup plus en brut’. Je savais qu’il y avait quelque chose à approfondir. […] ».

© Harald Franssen

Ensuite, la naissance de sa fille Louise en 2007. Son histoire insufflera l’héroïne de la BD. Alors qu’elle n’a encore que quelques semaines de vie, on lui diagnostique un problème cardiaque nécessitant une opération. Face à l’incertitude d’une telle situation et « pendant les moments creux », cet instant intime a ravivé son cheminement : « c’est vraiment à l’opération de Louise quand j’étais à l’hôpital, plongé dans tout ça. Je me suis demandé sur ce long séjour de deux semaines, […] ‘c’est quand même bizarre parce que chaque semaine je vais devoir payer les factures et ça va vraiment me faire très, très mal…’ . À chaque fois, j’étais surpris en voyant les montants, en voyant très bien les soins auxquels ma fille avait droit. Je savais bien évidemment, je n’étais pas totalement innocent, que la sécu existait et était derrière ». Avec toujours plus de questions : « ‘ d’où ça vient ?’, cette volonté de faire en sorte que les soins soient aussi bons marchés. A partir de quand s’est-elle mise en place et pourquoi ? Quelles sont les raisons derrières ça ? ». Des interrogations laissées en suspens dans son esprit puisqu’il s’était promis « de s’y intéresser, à ce sujet-là ».

Un jour de 2010 dans une librairie, Harald Franssen, a constaté que la littérature à ce sujet était vieillissante : « je m’attendais à trouver un grand rayon avec plein de bouquins et avoir du mal à choisir le bon qui soit le plus simple et le plus accessible possible. En fait, à ma grande surprise, il y avait deux ou trois vieux livres qui dataient des années nonante […] Ça m’a frappé », confie-t-il, avec une certaine stupeur dans la voix.

De l’évidence à la concrétisation

C’était encore plus clair. il y avait-là un projet inédit à mener. Conscient des difficultés latentes sur le plan personnel, Harald Franssen raconte : « […] j’ai fait du storyboard et donc j’ai travaillé dans le dessin animé. À un moment donné, je me suis considéré suffisamment armé pour me lancer dans mes projets personnels. J’en avais un qui me titillait depuis longtemps, c’était de raconter la sécurité sociale ». Rappelons qu’il est dessinateur depuis 2004.

Etat généreux
Le premier titre « Un état généreux » a été changé par l’éditeur Delcourt. Harald Franssen a accepté la proposition.

Fort de cette expérience, il décide de démarrer son projet en 2017 avec ses premières esquisses. Il les transportait dans son van aménagé, de ville en ville : « j’avais envie d’aller un peu à la rencontre des gens et de comprendre mon projet avant qu’il sorte, histoire de, parce que c’est difficile de sortir une bande dessinée aujourd’hui et que les gens en parlent, etc. […] Ce sont souvent des personnes âgées qui sont venues me trouver et qui ont grandi à une époque où l’on parlait beaucoup plus de cela, de la sécu, et de manière beaucoup positivement que maintenant ».

Planche
© Harald Franssen

Après deux ans et demi de lectures, dessins et écritures, la bande dessinée est achevée en décembre 2019, soit 75 ans après la signature du « Pacte Social ». Une coïncidence d’agenda et une occasion de marquer cet anniversaire historique pour Harald. Cela dit, il nous l’assure, ce n’était pas planifié : « à vrai dire […], je n’avais pas la date de sortie en tête et je pensais le faire en un an. Cela m’a pris beaucoup plus de temps donc ce n’était pas voulu à la base. Lorsqu’on s’est rendu compte qu’il y avait une date d’anniversaire des 75 ans du texte de loi, j’ai tout fait pour qu’elle sorte ».

Convaincre un éditeur de porter le projet a été une autre difficulté : « en août 2019, je n’avais toujours pas d’éditeur ni terminé la bande dessinée. J’avais eu des refus parce que ce n’est pas une histoire facile. Quand vous publiez un sujet pareil, ça m’a vraiment demandé beaucoup, beaucoup d’énergie parce […] qu’il a tous les travers qu’on évite. C’est un livre historique et ça n’intéresse pas les éditeurs sur une administration en plus ».

La fiction historique demande du temps et de la recherche

© Harald Franssen pendant son tour des villes, en 2018.

L’important pour le dessinateur de la BD a été de « raconter l’histoire d’une loi parce qu’une loi c’est vraiment ce qui influence notre vie de tous les jours ». Trois histoires s’entremêlent au fil des planches aux trois temporalités distinctes. Le récit majeur, celui des débuts de la « sécu », se déroule dans le passé sans être déconnecté de celui de Louise, contemporain. L’histoire de Louise est le point d’ancrage avec la question des soins de santé. Choix parmi d’autres « piliers » possibles selon Harald Franssen, comme la pension, le chômage, etc. Ce procédé de mise en abîme lie encore une troisième histoire d’un jeune garçon du siècle dernier, précarisé. Par ces trois récits, l’auteur propose sa tentative de réponse à ce pourquoi de la sécurité sociale, symbolisée par ce Pacte Social : « c’est important, car ce texte-là porte derrière lui un changement de nation vers une Belgique d’après-guerre en terme d’assurances. C’est un pays qui va permettre à beaucoup de personnes de vivre beaucoup mieux sur le plan social et économique ».

L’auteur construit sa narration avec analyse et distance, développe-t-il, « je fonctionne comme cela avec tous les sujets qui m’intéressent : j’attends toujours d’avoir les quelques semaines de recul pour que les articles de fond sortent et pour comprendre ce qu’il s’est vraiment passé. Les faits divers ne disent pas grand-chose. Quand on lit l’actualité au jour-le-jour, j’ai l’impression que c’est un bruit permanent. On n’y voit plus très clair finalement ». C’est aussi pour cette raison qu’il a arrêté de dessiner sur l’actualité du Coronavirus durant le confinement. Il a préféré travailler sur d’autres projets.

« J’ai toujours eu envie de raconter l’histoire d’une loi parce qu’une loi c’est vraiment ce qui influence notre vie de tous les jours » H. Franssen

Depuis ce jour de 2010 dans la librairie, il fallait bien continuer à chercher, mais où ? Comment se documenter sur un événement qui s’est tenu dans la clandestinité pendant l’Occupation où aucun procès-verbal n’a attesté de cette réunion ? Harald Franssen nous dit avoir lu les écrits et mémoires d’Henry Fuss et Joseph Bondas. Il nous dit aussi avoir recherché, sans bien savoir quoi au début, pour pouvoir préciser les choses au fil de ses lectures : « il y a des moments de déblocage où on a des bons livres et articles. Le livre ‘La sécurité sociale’ de l’historien de la VUB (Vrije Universiteit Brussel) Guy Vanthemsche. Je suis allé à la recherches des témoins à force de discussions. Je me suis aussi mis en contact avec l’historien qui travaille au SPF Sécurité Sociale ». Avant d’enchaîner, « j’ai fait cette merveilleuse rencontre avec Claire, la fille de Paul Goldschmidt qui était un des protagonistes de la première réunion que je mentionne dans la BD, celle du comité ouvrier et patronal. Il s’est réuni pendant toute la seconde Guerre Mondiale pour discuter de la sécurité sociale ».

Les retours positifs, surtout « des gens qu’il ne connaît absolument pas » réjouissent le bédéiste. « C’est vraiment un cadeau quand j’entends des enseignants qui disent à quel point, c’est une BD qu’ils ont envie de partager avec leurs élèves (…). Quand je travaillais dessus, il y avait les projets de réformes. Le dialogue était différent avec l’impression qu’il avait un rouleau compresseur en marche. C’était une volonté de témoigner pour les futures générations qui vont être confrontées aux lois qui seront passées avant leur venue ».

« Le trou de la sécurité sociale, c’est celui de la connaissance »

© Harald Franssen

Harald Franssen persiste et signe cette allégation déclarée à la RTBF, affirmant son engagement.
« C’est mon plus grand souhait et l’objectif de la BD » nous dit-il. Il regrette que le fonctionnement et l’histoire de la sécurité sociale ne soient plus enseignés au nom de la mémoire collective et du devoir collectif. Cette méconnaissance du système de la sécurité sociale complique sa compréhension, dénonce-t-il : « c’est l’institution la plus importante du pays, elle nous suit de la naissance à la mort. Qui en a entendu parler ? Ce système est complexe parce que son administration est aphone. On l’entend à travers les papiers  que l’on reçoit, on rencontre la sécu quand on en a besoin, […] A la base, c’est la volonté de simplifier et de centraliser le système, encore faut-il correctement l’expliquer ». Voire une volonté implicite pour réformer ce système : « mon opinion est de constater qu’il y a cette volonté et ce n’est pas propre à la Belgique. La plupart des pays européens ont une approche politique de la sécu d’essayer de la rendre la plus évanescente possible pour la réformer et le libéraliser. […] Une grande partie de la classe politique parle de réduire les prestations des soins de santé tout en disant de ne pas d’y toucher parce que la population y est très attachée comme à la sécurité sociale, dans son ensemble […].  Que les gens aient envie de changer de système, c’est une volonté que je peux aussi respecter. Mais, avant de le changer, il faut savoir aussi d’où il vient et pourquoi il a été pensé comme ça. Je crois que cela vaut la peine de le savoir parce que cela permet aussi de se positionner par rapport aux arguments entendus qui sont parfois totalement faux ». Harald Franssen fait allusion à l’une et l’autre déclaration de personnalités politiques écoutées à la radio, lors de son tour des villes en 2018. Il analyse que ce débat d’idée s’exporte avec les présidentielles américaines qu’il suit avec attention. Ceci le conforte dans l’idée que l’enjeu de la « sécu » soit celui d’une société avec ses déclinaisons nationales.

« Il y a une volonté de le réformer, de le libéraliser clairement. Que les gens aient envie de changer de système, c’est une volonté que je peux aussi respecter. Mais, avant de le changer, il faut savoir aussi d’où il vient et pourquoi il a été pensé comme ça » H. Franssen

Reprise postconfinement

Mi-mars 2020 sonne le confinement pour les Belges. Tout l’agenda se vide de jour en jour, Harald Franssen a relativisé, même s’il y a eu des hauts et des bas : « à partir de janvier, il y a avait des rencontres organisées et des organisateurs de festivals qui commençaient à s’intéresser au projet. Il y a avait toute une série de dates qui étaient bloquées pour les mois à venir. Ce qui est très enthousiasmant évidemment, ça demande beaucoup de travail parce qu’il faut faire suivre tout ça. Et puis, comme tout le monde, bon je m’y attendais, les e-mails d’annulation commencent à s’accumuler. Cela joue quand même un peu sur le moral (rires). Même si ça, c’est le côté un peu personnel, parce que c’est un peu déplacé de se plaindre alors que ça touche tellement de monde et d’autres personnes bien plus sérieusement que moi ». Durant le confinement, Harald Franssen a pris un certain recul et s’est aussi occupé des siens.

Actuellement, une exposition itinérante est en cours d’élaboration dont les dates sont encore à confirmer (initialement programmées en mai dernier). L’histoire de la sécurité sociale et aussi de la BD y seront développés, mais pas seulement, conclut Harald Franssen : « une des thématiques de l’expo, c’est justement : comment réunit-on cette notion du commun avec ce questionnement ontologique sur l’avenir de l’humanité ? C’est pour moi le centre de nos préoccupations sociétales sans oublier qu’il y a le contexte international, le changement climatique qui est très important, etc.».

Preuve que l’engagement d’Harald Franssen ne se confinera pas qu’au neuvième art.


Pour plus d’infos :

Un cœur en commun (éd. Delcourt) est disponible en librairie et sur différentes plateformes digitales
• De Nederlandse vertaling is nu ook beschikbaar
• Expo : au Centre culturel de Verviers dans le cadre du festival de la Résistance
• Livre « La sécurité sociale » de G. Vanthemsche : ISBN : 2804120163 – Parution 28/11/94 chez De Boeck Supérieur

Circulez ! Il y a tout à y voir

[Mise à jour le 27.11.2019]

EDITO.
Dimanche 27 octobre 2019 à 16h15, Gare Flixbus Paris-Bercy. Embarquement imminent pour Namur. Ça coince, le bus qui devait être adapté PMR a été remplacé et ne l’est plus. Sans élévateur, impossible d’embarquer. Impuissante et terriblement en colère. Paris fût la fois de trop, à 28 ans. C’est vous dire, comme il m’était impératif de prendre la plume pour écrire  stop , actant qu’il faut passer la seconde et urgemment.

Bus
© M.D. à l’arrêt Flixbus, Paris Bercy

Il faut remonter à mi-septembre 2019 lors des préparatifs en vue du départ, en Belgique. Pour les personnes à mobilité réduite (PMR), la plupart du temps, derrière ce mot préparatifs que l’on penserait joyeux, festif, (c’est vrai quoi partir en city-trip, c’est enthousiasmant) en cache un autre plus sournois, l’anticipation. Cette faculté frôle la dérive du conditionnement extrême, voire du trouble (enfin, je n’espère pas). On en oublie presque le lâcher prise tellement l’angoisse du « en espérant qu’il n’y aura pas de pépins » prend le dessus. M’enfin, sentiment passager pour tout le monde, le jour d’un départ, non ? Probable. L’anticipation nous permet de gagner de précieuses secondes du fait que notre rythme est différent à celui des bipèdes et de se dire « ai-je bien tout prévu ? ». Drôle de réaction névrotique, n’est-ce pas ?

Et bien malgré 76 jours de préparation dont trois confirmations, 27 conversations d’e-mails, tous sujets confondus, un grain de sable. Anticipation a perdu cette manche : le bus qui devait me ramener en Belgique n’était plus adapté et nous sommes restées sur le tarmac. « Il y a un problème, votre ticket est invalide » me dira-t-on le fameux dimanche, parce qu’il n’y avait pas le caducée blanc sur fond bleu sur le papier. Or, leur service « aide » sur leur page web, a été prévenu deux fois (n’obtenant pas de réponse la première fois le 03 octobre 2019, même jour que l’achat des places) et une troisième fois par téléphone le 15 octobre 2019, sans compter les appels – internationaux – de mon amie et sa mobilisation en parallèle. Je vous passe les détails techniques sur la chaise roulante.

Que s’est-il passé chez Flixbus dans la communication interne? La veille du retour, nous recevions d’une source sûre qui nous aidait depuis début octobre, comme la veille de l’aller, le 25 octobre, ce message : « Je viens d’avoir confirmation pour le retour c’est ok! 🙂  » . Nous sortons, en pleine affluence, les preuves à l’appui que le bus a été réservé et devait l’être. Pourquoi l’avoir changé à la dernière minute par un bus de remplacement qui de facto ne le sont jamais, selon les dires du chauffeur, et qui n’a rien entrepris pour nous proposer une alternative. A l’heure où ces lignes sont écrites, c’est encore un mystère. L’incertitude autour de ce fait est là, mais il n’empêche que le service n’a pas été honoré.

En chiffres …
Le 29 octobre 2019, le temps de constituer un dossier, j’ai porté plainte pour exiger une indemnité du retour dans son entièreté via le même formulaire en ligne. Ce plan B nous aura coûté la coquette somme de 187,71€ et atteste le préjudice financier pour ce « transport » retour, voyage Flixbus compris sans être pris. Ce calcul se base sur les reçus et bons de commande (soit 131,73€ pour le plan B). N’est pas repris en compte : le temps, l’angoisse, la mobilisation de personnes, l’indignation. Ce ne sont pas des indicateurs chiffrés, difficilement indemnisables. Ils restent pour autant des indicateurs du préjudice moral.

Le 13 novembre 2019, Flixbus m’a répondu favorablement pour un remboursement à l’amiable. Après plusieurs échanges en interne avec preuves à l’appui, le 20 novembre 2019, j’ai eu la confirmation que nous serons remboursées intégralement des frais pour le retour. Chose faite ce mercredi 27 novembre 2019.

Cette histoire, non sans mal, finit bien pour moi. C’est loin d’être le cas pour les autres personnes victimes de discrimination en raison de leur situation de handicap.

La liberté de circulation n’est-elle qu’une chimère ?

Prenons un peu de hauteur par rapport à cette mésaventure personnelle pour nous pencher sur le cœur du problème, sociétal : le droit à la circulation. Comme le stipule la Chartes des droits de l’homme, en son article 13, alinéa 1 : «  Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État ». Déclaration que la France (lieu de l’incident),  la Belgique (nationalité de l’utilisatrice) ont signé en 1945. 1973 pour l’Allemagne (nationalité de l’entreprise). Circuler est un droit universel a priori donc.

Selon une définition et sens du dictionnaire Larousse : « Aller d’un lieu à un autre et, en particulier, aller et venir ». Mais l’est-il pour tout le monde, et en particulier pour les personnes à mobilité réduite? Non. Il a fallu attendre 2006 pour qu’une Convention internationale des droits de la personne handicapée émerge à l’ONU. 13 ans alors que la Déclaration des droits de l’homme remonte officiellement à 1945.

C’est peu, mais on avance, avec des bâtons dans les roues. Toujours.

Dans le préambule de cette Convention, on peut y lire, notamment :

 » Alinéa c : Réaffirmant le caractère universel, indivisible, interdépendant et indissociable de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales et la nécessité d’en garantir la pleine jouissance aux personnes handicapées sans discrimination,

(…)

Alinéa k : Préoccupés par le fait qu’en dépit de ces divers instruments et engagements, les personnes handicapées continuent d’être confrontées à des obstacles à leur participation à la société en tant que membres égaux de celle-ci et de faire l’objet de violations des droits de l’homme dans toutes les parties du monde

Article premier : (…) Par personnes handicapées on entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres.

Définition article de 2 : On entend par « discrimination fondée sur le handicap » toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le handicap qui a pour objet ou pour effet de compromettre ou réduire à néant la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel, civil ou autres. La discrimination fondée sur le handicap comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable ; »

1 Belge sur 10 concerné, peut-être bientôt vous ?

Selon l’OMS, 15 % de la population mondiale est touchée par le handicap ou 1 milliard de personnes. En Belgique, les chiffres sont flous, car déclaratifs : 9 % des Belges affirment être en situation de handicap ou en difficulté d’autonomie selon StatBel. La reconnaissance du handicap par le SPF Sécurité Sociale (organisme fédéral) est une donnée tangible bien qu’elle chiffre seulement un indicateur.

80 % des handicaps surviendraient au cours d’une vie. Cette hypothèse sous-tend que malheureusement, personne n’est à l’abri d’un basculement, qu’on ne souhaite évidemment à personne. Les personnes à mobilité réduite sont celles accidentées temporairement ou non, âgées, les enfants en bas âges. Cette catégorisation n’est pas uniforme selon les sites du secteur. Ce déni face au monde du handicap provient du fait que celui-ci fait peur et ne sort pas de son public, déjà sensibilisé par un paramètre de vie que nous n’avons pas choisi.

Le handicap est subi (in)directement à cause de l’ignorance et la négligence, incivisme de certain.e.s, comme ce chauffeur, que les institutions les étiquettent sous couvert de l’inclusion. C’est cela qui est révoltant. Ce n’est pas suffisant. La normalité serait d’accepter une personne dans tous ses aspects avec ces différences, droits, devoirs et libertés. Tous les témoignages (publications prochaines) reçus abondent dans le sens d’un dysfonctionnement systémique des services, une certaine privation de liberté d’agir à cause ces mésaventures qui ont un impact sur la vie quotidienne.

Dés lors, une pléthore de questions me taraudent et, n’ont pour l’instant qu’une portée rhétorique :

Que fait la politique face à l’enjeu que pose le handicap? Quelle place les PMR sont prêtes à défendre sur l’espace public, pour et comme acte citoyen  en vue de cette liberté universelle ? Les PMR jouiront-t-elles un jour, de leur droit d’aller librement où bon leur semble?

J’espère que le futur me détrompera, assez tôt pour l’écrire.

Double « je »
Ce fut compliqué, pas pour ce que j’avais à dire, mais par ma fonction de journaliste qui se doit de soulever des enjeux d’intérêts publics. Sauf que, n’étant pas seulement journaliste qui s’apprête à relater ce récit, je suis aussi la personne à mobilité réduite qui a été la témoin d’une infortune pourtant trop commune à d’autres personnes en situation de handicap.

Assumer un « je » dans un vécu singulier qui est le mien sans nulle prétention de parler d’une généralité, je le ressentais malgré tout comme une sorte d’imposture. Si bien que j’en occultais ma liberté d’expression : à ces personnes, qui leur donne la parole ?

Affirmer un « je » dans l’espoir féroce d’être écoutée pour bouger les lignes de la société, donne un sens altruiste à ma démarche, tout autant que l’intérêt public dont les journalistes doivent rapporter, raconter. Un sentiment de prestige et de devoir vient supplanter celui d’imposture, et c’est pour cela que ma plume restera la meilleure des solutions en évitant la mise en scène. J’appelle d’autres personnes à aussi témoigner et d’autres journalistes à se saisir de la question.

Lora Baurin : « C’est l’écriture qui choisit, pas moi »

PORTRAIT.

Cette écrivaine gozéenne de 23 ans, vient d’autoéditer Le regard de l’amour, le deuxième opus de sa saga littéraire Jusqu’au bout des mondesfin novembre 2018. Retrouvailles avec le tout jeune adolescent Simon Farzwo, juif. Il a fuit la seconde Guerre Mondiale à travers les frontières d’une France occupée pour rester en vie.  Rencontre avec l’auteure, pour qui l’inspiration et la persévérance sont ses maîtres mots pour persister en littérature.

© M.T pour RollingNews Portait de Lora Baurin

C’est entre les cours de la Faculté de Droit et les premières senteurs du Marché de Louvain-la-Neige que ce sont déroulées nos interviews, en ce début décembre 2018. Lora Baurin se prépare à son premier blocus de l’année pour sa deuxième bachelier en droit à l’UCLouvain. Situation qui lui reste familière puisqu’elle détient déjà un premier bachelier en philologie romane à l’UNamur (2015), durant lequel, elle est partie en Erasmus à l’Università degli Studi di Padova (Padoue, Italie). En 2017, elle a été diplômée d’un Master en philologie romane à finalité approfondie en littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles à l’ULg.

Un détail qui n’échappe pas dès que l’on croise son portrait sur la quatrième de couverture du tout nouveau livre : « amoureuse de la langue française et passionnée de lecture ». A côté de cela, Lora Baurin a plusieurs hobbies et s’est investie dans plusieurs projets étudiants, nous dit-elle:  « J’ai fait de l’équitation, de la natation, du théâtre, du solfège, du chant, d’ailleurs je suis à l’Akapella (NDLR : un kot-à-projet étudiant de LLN). Quand j’étais à Namur, j’ai participé à la Revue deux années aussi, plus pour le niveau théâtral pour ceux qui connaissent le concept. ».

Narrer des histoires jusqu’au multilinguisme

Bien que les formations universitaires s’ajoutent au gré de ses nombreuses activités, il y a pourtant un premier créneau que Lora Baurin a emprunté dès son enfance, celui d’écrire ou plutôt, d’abord, celui de raconter des histoires. «  De grandes histoires  », qualifie-t-elle. Des récits partagés avec ses poupées Barbies – et aussi avec ses parents, premiers supporters, qui l’écoutaient en douce pendant des heures -, nous avoue-t-elle sur le ton de l’anecdote. D’insister ensuite, sur le fait que l’écriture a suivi avec les années pour éviter les moqueries extérieures, parce  qu’elle « devenait un peu grande ». Avec le recul, ces histoires, c’était déjà du sérieux, loin d’ être « un petit jeu juste comme ça », assure-t-elle. Lora surfe sur le réalisme de fiction et le récit d’apprentissage, parfois avec une note fantasy, bref au plus près des frontières des genres littéraires.

L’avantage d’avoir commencé à 12 ans ses « premiers jets », nous explique-t-elle, est que la progression dans l’écriture est perceptible, avant d’ajouter : « Je dirai que tout est un peu source d’inspiration. Tout ce que je vis, tout ce que je lis, je vois, j’entends. En fait, je dirais que tout ma vie fait un peu un genre de … bouillonnement à l’intérieur de moi qui fait ressortir des idées ». Des idées couplées au multilinguisme. L’italien et l’allemand agrémentent son récit aussi bien que le français, vu que Simon Farzwo voyage hors les frontières de l’Hexagone. Ces passages sont traduits « en note infrapaginale »  avec l’aide d’un ami, pour l’allemand, du moins.

Vers une pentalogie ?

Lora Baurin préfère jouer la carte du suspens, sans trop dévoiler la suite de la saga. Alors qu’elle avait déjà annoncé en 2012 à nos confrères de l’Avenir, Jusqu’au bout des mondes est une quadrilogie, elle nous laisse entendre qu’elle s’arrêtera qu’après un cinquième opus. Exclusivité? Patience. Les titres des différents tomes indiquent, selon la romancière, des indices à relier entre eux. Une articulation de microrécits vers une histoire plus grande. A voir avec le troisième tome dont le titre est encore bien gardé.

En 2012, après son prix de la Poésie et la publication du premier livre, Le deuxième monde, suite à un prix gagné chez les éditions liégeoises Dricot, la Gozéenne a décidé de se lancer dans l’expérience de l’autoédition avec « l’envie de le faire de A à Z, toute seule ». Une découverte au fur et à mesure qui nourrit son apprentissage : « C’est la première fois que je consacre à l’autoédition, c’est assez compliqué parce que je me rends compte qu’il y a plein d’étapes préliminaires. Je les découvre petit à petit en fait. (…) On a un livre en main, on ne se rend pas compte de toutes les étapes qui a avant que le livre arrive entre les mains ». Même l’illustration de la couverture est le fruit d’une collaboration entre l’auteure et une amie. Son prochain objectif, nous confie-t-elle, après ses examens, sera de trouver des lieux où elle pourra mettre en vente ses livres et même, plus tard, s’autoriser à rêver d’une adaptation.

Redonner le goût de la lecture, persévérer dans l’écriture

La jeune femme a son analyse sur la lecture, elle déplore « le désintérêt grandissant ». De même, être jeune écrivaine reste laborieux quand l’expérience est remise en doute et professionnalisme à cause de son « jeune » âge, nous relate Lora, et répond : « C’est compliqué  (rires).D’abord,  [il faut]  persévérer parce que c’est un monde où, très souvent, les gens essaient de décourager les écrivains, je trouve. Surtout les jeunes. J’ai déjà eu des mauvais échos de gens qui pensent que parce qu’on est jeune, on n’écrit pas bien ou c’est pas forcément très professionnel, des choses ainsi, alors que ce n’est pas du tout le cas. (…). Se dire que non, qu’on peut y arriver, qu’on est bon et voilà. C’est vraiment persévérer et aussi être très patient, aussi vis-à-vis de soi-même parce que parfois, on a tendance à vouloir écrire tout d’un coup et on écrit mal dans ce cas là. Il faut écrire petit-à-petit, progressivement et avoir beaucoup de patience. ».

Si vous êtes impatient.e.s de découvrir le monde de Lora Baurin, il vous est possible de vous procurer Regard de l’amour auprès de l’écrivaine via sa page Facebook ou bien de la rencontrer à sa séance de dédicace de 14h à 17h aux Cercles Romanes à Université de Liège, ce mercredi 5 décembre.

Le journalisme constructif, vers un nouveau paradigme ?

Jusqu’à ce dimanche 23 septembre 2018 s’est déroulée à Louvain-la-Neuve, la toute première édition du Festival Maintenant. Le thème névralgique en est la transition écologique, économique et sociétale. Elle aborde en cinq jours plusieurs activités comme des films, ateliers, débats. Le jeudi 20 septembre 2018 était programmé un débat sur la profession journalistique titré : « Les nouvelles positives, c’est aussi de l’info ». Sans filtre ni tabou, Hugues Dorzée (Imagine), Leslie Rijmenams (Nostalgie) et Felice Gasperoni (RTBF), la facilitatrice Yasmine Boudaka et une quinzaine de citoyens ont échangé sur l’essence de cette mouvance dans le journalisme, mais aussi sur leurs déceptions et craintes et surtout sur leurs envies, espoirs envers les médias. Récapitulatif :

Les témoignages ont été le moteur du débat qui a évolué en trois temps : présentation des médias, séquences de questions-réponses et, enfin, interactions collectives. Durant cet échange, plusieurs thématiques sous-jacentes comme la réalité économique, l’acte citoyen de choisir sa presse, l’importance du choix des mots ont été abordées.

De gauche à droite : H. Dorzée, L. Rijmenams, Y. Boudaka © M.T. pour RollingNews

Identités distinctes sur une même longueur d’onde

Chacun.e.s des journalistes invité.e.s ont voulu expliquer pourquoi ils et elles se sont inscrit.e.s dans cette dynamique définie comme « constructive ». Nouveau filigrane commun pour des médias différents au nom du pluralisme. Pour Hugues Dorzée, rédacteur en chef chez le magazine alternatif Imagine. Demain le monde se lance en premier et amène le magazine comme précurseur : « Moi, j’ai la particularité d’être passé d’un média meanstream généraliste qui était le Soir où j’ai travaillé pendant 18 ans. Depuis 5 ans, j’ai la chance de participer au redéploiement d’un magazine qui existe depuis plus de 20 ans maintenant et qui était déjà précurseur en 1996 sur les questions de transition ».

Felice Gasperoni et l’émission Alors, on change !  qu’il amine, en explique le pourquoi : « Ce sont des portraits des acteurs de changement, des gens qui se bougent parce qu’ils ne se sentent plus en phase avec la société actuellement (individualisme et hyperconsommation) et qui ont décidé de changer les choses à leur échelle dans leur vie, dans leur ville, dans leur entreprise. L’intention est de montrer de manière constructive que des gens trouvent des solutions pour le bien commun ».

Quant à Leslie Rijmenams, elle avance que son émission Y’a de l’idée s’inscrit dans une continuité par rapport au travail de ses confrères : « En 2013, on a créé la chronique citoyenne ‘Y’a de l’idée’ qui est dans la veine qu »Alors au change !’. On va à la rencontre de citoyens qui veulent changer le monde à leur façon, qui veulent l’embellir, l’améliorer en tout cas et de voir quelles sont leurs solutions, à leur échelle et aussi de s’inspirer de ce qu’il se passe ailleurs dans le monde et de voir si ça peut susciter un mouvement ici en Belgique ».

Le positivisme, la vie en rose ?

Le but n’est pas de nier la réalité qui peut être difficile comme des catastrophes ou des attentats. Le but est de choisir ses mots et de comprendre que ces mots ont un impact sur la perception du monde. Le journalisme dit « positif » ou « constructif » veut changer de ton et sortir d’une sphère anxiogène et dramatique que les nouvelles peuvent avoir. Leslie Rijmenams nous raconte comment elle a adapté son écriture journalistique : « En tant que journaliste, on a énormément de poids dans la façon dont on exprime les choses. C’est-à-dire quand il y a un bouchon sur le ring de Bruxelles, que ça fait le premier titre de l’actu et que l’on vous parle ‘d’apocalypse’ ou de ‘chaos’, la façon dont on va recevoir ce message va être totalement anxiogène. Maintenant, si je vous dis, en premier titre toujours, je vais vous parler exactement de la même chose, mais en disant : ‘Attention si vous prenez l’E40 ce matin, essayez de prendre une déviation. Tentez de prendre le train parce que ça bouchonne pas mal, vous êtes ralentis de vingt minutes, il faudra être patients pendant vingt minutes’. Votre perception des choses va être complètement différente ».

L’évolution du regard sur la transition…

Bien le sujet à proprement parlé sur la transition ne date pas d’hier, tous et toutes sont d’accords pour dire que le tournant médiatique s’est opéré autour des années 2013 et 2014 au moment de la sortie du film Demain (2015) et reconnaissent unanimement que « quelque chose est en train de se passer ». La transition selon eux, doit sortir de la catégorie propre et transparaître sur tous les sujets et surtout pérenniser dans le temps comme le résume Felice Gasperoni : « Chez nous, il y a eu une première phase avec ‘Alors, on change ! ‘ en télé et ‘Utopia’ en radio, où il y avait clairement une dimension ovni, c’est clair. Et puis, il y a eu le film ‘Demain’ et en 2016, à la RTBF, il y a eu un intérêt du public évident. Est-ce que ça été une prise de conscience ou la volonté de se dire qu’il y a un potentiel pour un public qui on va surfer dessus ? En tout cas, c’est de notre mission de service public d’y répondre. Il y a eu l’envie de marquer le coup avec une soirée prime time «’Demain, et après ?’ avec Jonathan Bradfer et Fiona Colienne. On s’est dit qu’en une émission, il résume trois saisons d »Alors, on change !’ A côté, il y avait la volonté de pérenniser cela derrière avec des rendez-vous récurrents. Aujourd’hui dans Tendance Première avec Véronique Thyberghein une chronique quotidienne consacrée à la transition ».

A cela, un interlocuteur a voulu témoigner de son changement professionnel qui l’a mené vers une presse qu’il qualifie « d’associative » et qui pour lui, est un intermédiaire entre la presse dite de qualité et la presse sensationnaliste : « J’ai travaillé une vingtaine d’années qui s’appelle le Vif/L’express. Il y a dix ans, je me sentais plus bien dans le journal, je l’ai quitté, je n’étais plus d’accord avec la ligne rédactionnelle, etc. Puis, j’ai abouti dans un journal « mutualiste » qui s’appelle ‘En Marche’ et, dans lequel, je n’avais jamais envisagé de travailler. Ce n’était pas du tout dans mon projet de carrière. Là, j’ai trouvé à ma grande surprise, et c’est là que je situe ce média comme intermédiaire plus technique et/ou associative, j’ai trouvé un journal dans lequel le souci de présenter le positif, pour se démarquer du spectaculaire, du réactif, du scandale. Ce souci était de mettre l’accent sur tout ce qui relie plutôt sur ce qui divise. Tout ce qui relie et novateur sans esbroufe à quelques initiatives, associatives ou autres ».

Une légitimité timide

Lors du débat, une interlocutrice s’est interrogée sur le fait de supprimer ou déplacer une émission en journée était une décision rédactionnelle, autrement dit, la décision des journalistes eux-mêmes. L’essence intellectuelle d’un sujet se conjugue aussi avec la rentabilité économique. Si une émission fonctionne, c’est d’une part parce que le public la « consomme », elle donc rentable, et d’autre part, c’est parce qu’il y a un intérêt de ce public, du moins, très simplement, pour Nostalgie et la RTBF. Pour Imagine, le modèle économique dit « alternatif » : il fonctionne à 60 % sur les abonnements selon Hugues Dorzée et la ligne éditoriale a été inspirée d’un panel de citoyens et professionnels.

Par ce constat, Felice Gasperoni souligne l’importance des enjeux sociétaux pour le bien commun que soulève la transition et qu’il y a un manque de prise de conscience : « C’est une bataille de – Hugues Dorzée : d’ audimat ? – de prise de conscience de l’enjeu et avec notre direction, on doit toujours se justifier, expliquer à nouveau, montrer qu’on est pertinent sinon on est perçu comme marginaux alors qu’on ne l’est pas parce qu’on traite de sujets qui touchent tout le monde. Nous suivre et partager nos contenus nous donne une légitimité ».

Leslie Rijmenams s’estime chanceuse d’être dans une rédaction où, au contraire, les choses vont de soi : « Notre directeur Marc Vossen qui fait partie de la ligue des optimistes, qui est un optimiste convaincu et voit tout le temps le verre à moitié plein et ça aide vraiment, et ça c’est vrai quand on a un supérieur hiérarchique dans ce move-là, c’est beaucoup plus facile de faire passer des choses que dans d’autres entreprises où l’on bloque des quatre fers quand il y a cette mouvance positive qui pointent le bout de son nez ».

Hugues Dorzée se réjouit de cette prise de conscience tout en mettant en garde l’opportunisme et la récupération par le greenwashing : « Tant mieux, je dirais et tout est bon à prendre. J’ai travaillé au Soir pendant 18 ans, je ne m’occupais pas de ces matières-là, mais je sais que mes collègues ramaient pour essayer d’imposer des choses. L’environnement, ça passait toujours après, les migrants c’est gentils, mais ce n’est pas sexy, le changement climatique, ok c’est préoccupant, mais bon, ce n’est pas trop grave, etc ? Je caricature à peine. Mais depuis quelques années, effectivement il y a une espèce de prise de conscience dans les rédactions, à mon avis qui est intéressante qui se traduit avec des pages, des ‘one shot’ aussi, on surfe sur des vagues où tout le monde s’engouffre et c’est ce que j’appelle parfois le  ‘journalisme girouette’ et ça m’inquiète ».

Le feedback de la mass critique

L’économie médiatique découle en partie de son lectorat, de vous aussi. Consommer de l’information peut devenir un acte citoyen pour celles et ceux qui le décident, car selon les journalistes présent.e.s, c’est le public qui décide de couper sa radio, télé ou de refermer son journal. C’est aussi à lui, en partie de faire remonter les bonnes informations aux directeurs de l’information : le fait qu’une émission plaise. En parallèle, si le contenu est suivi et commenté alors il y aura plus de poids dans la balance économique.

Avec les rires de l’assemblée, ces journalistes ont unanimement et sous des traits d’humour, demandé à chacun.e de réagir sur tous les écrans possible. Métaphore qui pose une nouvelle question, celle du sixième W dans le jargon des médias : What do we do now ? Que fait-on maintenant avec l’information ?

Manon Thomas

Journaliste d’un jour pour le Festival Maintenant